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    Culture du viol, lesbophobie: le film «La Danseuse» considéré comme problématique

    «J'ai également pris la liberté d'inventer le personnage de Louis Dorsay, qu'interprète Gaspard Ulliel. J'avais besoin d'une présence masculine dans ce film peuplé de femmes.»

    La Danseuse, film de Stéphanie Di Giusto présenté à Cannes dans la sélection Un Certain Regard, est sorti en salles ce mercredi 28 septembre.

    Hier à l'avant-première de #LaDanseuse : film lesbophobe de la rentrée 1/2

    Car il se trouve que la vraie Loïe Fuller était attirée par les femmes. Elle a notamment eu une longue relation avec Gabrielle Bloch, sa plus proche collaboratrice. Or, dans le film, cette relation amoureuse avec Gabrielle (incarnée par Mélanie Thierry) est éclipsée. On assiste juste à quelques regards appuyés, qui traduisent des sentiments cachés. Mais comme le fait remarquer Yagg, il ne s'agit que de discrets sous-entendus, et «seules les lesbiennes et les bi y remarqueront quelque chose».

    «Gommer cette part de Loïe est irrespectueux et lesbophobe», disent à BuzzFeed News Imen et Laura, membres de l'association féministe radicale FièrEs.

    «Prenons les choses à l’envers: ferait-on un film sur Sartre en gommant Beauvoir et en lui inventant des relations homosexuelles? Serait-ce toujours un film sur Sartre? Non. On n’oserait pas.»

    En effet, une grande partie du film tourne autour d'une autre relation, hétérosexuelle cette fois-ci: celle de Loïe Fuller et Louis Dorsay, personnage incarné par Gaspard Ulliel et inventé de toutes pièces par la coscénariste et réalisatrice. Dans le dossier de presse, Stéphanie Di Giusto dit effectivement: «J'ai également pris la liberté d'inventer le personnage de Louis Dorsay, qu'interprète Gaspard Ulliel. J'avais besoin d'une présence masculine dans ce film peuplé de femmes.»

    Le choix d'ajouter un personnage masculin à l'intrigue du film a suscité l'incompréhension de certains internautes (dont l'auteure de cet article).

    Certains n'ont pas compris l'intérêt d'inventer un personnage masculin, alors que les femmes sont déjà sous-représentées au cinéma.

    @coboyunebiere La Danseuse? Créer un personnage masculin pour avoir une romance hétéro dans un biopic sur une bi, c'est cheum quand même.

    Catherine Gonnard, essayiste et auteure de Femmes artistes/Artistes femmes, n'a pas vu le film mais a écrit sur le travail de Loïe Fuller. Interrogée par BuzzFeed News sur la volonté du film de rajouter une «présence masculine» à son univers, elle a estimé que c'était «aberrant». «C’est son univers de travail, elle ne travaille qu’avec des femmes, qu'avec des danseuses, les personnes sur qui elle s’appuie sont des femmes».

    Une relation «teintée de culture du viol»

    Dans le film, la relation entre Loïe Fuller et Louis Dorsay est un motif récurrent. Après l'avoir draguée avec insistance à de nombreuses reprises, Louis finit par coucher avec elle, et les deux développent une relation très proche.

    Au-delà du fait qu'elle n'a jamais existé dans la vraie vie, la façon dont cette relation est dépeinte est déjà problématique selon les membres de FièrEs:

    «La relation [...] est teintée de culture du viol. Il insiste, il la harcèle, il est présenté comme attendrissant quand il fait cela, il est suggéré qu’elle aime être forcée: bref, tous les éléments de la culture du viol sont réunis.»

    Autre problème: si la relation entre Loïe et Gabrielle est tue, on voit néanmoins Loïe Fuller embrasser une femme dans le film; sa rivale, Isadora Duncan. Mais il s'agit d'une seule scène, qui se finit mal pour l'héroïne: Isadora l'humilie, avant de s'enfuir.

    Selon Imen et Laura de FièrEs, «les relations entre femmes sont développées, elles, comme moyens de manipulation et de rivalité entre les personnages: la réalisatrice a fait le choix de montrer une relation ambiguë et malsaine entre Loïe et Isadora Duncan, plutôt que de développer la relation amoureuse entre Loïe et Gabrielle (sa compagne dans la vie réelle).»

    Dans le dossier de presse, Stéphanie Di Giusto affirme: «Loie Fuller était homosexuelle et il était important pour moi de ne pas en faire le sujet du film.»

    Impossible de vraiment savoir si Loïe Fuller était lesbienne ou bisexuelle. Si sa relation avec Gabrielle Bloch est très documentée, elle aurait également été mariée à un homme. Mais il est difficile de dire s'il s'agissait d'une union amoureuse, ou si elle se conformait simplement aux règles sociétales de l’époque, comme l'a fait remarquer sur Twitter Princesse Prose.

    Catherine Gonnard confirme:

    «On le sait par plein d’éléments, mais on est dans une époque où les gens ne disent pas ces choses clairement non plus. Nous ce qu’on définit comme une lesbienne, eux ne le définissent pas comme ça. Il faut quand même se dire aussi qu'à cette époque, pour avoir un semblant de liberté, pour pouvoir voyager, le mariage était une obligation.»

    Mais qu'elle ait été bi ou lesbienne ne change pas grand-chose: pour certains internautes, ce film représente une occasion manquée d'offrir un peu plus de visibilité aux personnes LGBT.

    Ok askip la réalisatrice de La Danseuse a rajouté des persos masculins à son film pour qu'elle ait des amants alors qu'elle était lesbienne

    On aurait pu voir des l e s b i e n n e s sur grand écran dont une jouée par SOKO et elle a tout gâché

    @AnaisBordages @MCMXCIIIMMXVI je voulais aller le voir tellement ça avait l'air bien, avec des f queers en plus... Mais là 😐

    Les membres de la communauté LGBT, et notamment les lesbiennes, sont sous-représentés au cinéma. Selon le dernier rapport de la GLAAD (Gay and Lesbian Association against Diffamation), seulement 17,5% des principaux films américains en 2016 contenaient un ou plusieurs personnages LGBT. Et dans la grande majorité des cas, il s'agissait d'un homme gay.

    «L’idée n’était pas de faire un énième film lesbien»

    Lors de la projection à laquelle a assisté Aude Fonvieille, Stéphanie Di Giusto (qui n'a pas répondu à nos demandes d'interview répétées) aurait défendu ses choix en disant, «l’idée n’était pas de faire La vie d’Adèle», tandis que selon Soko «l’idée n’était pas de faire un énième film lesbien». Mais selon Catherine Gonnard, les choix artistiques de Loïe Fuller étaient intrinsèquement liés à son identité.

    «À l'époque, la danse est une présentation du corps dans ses éléments féminins, un jeu de désir. Elle, avec ses voiles, elle fait disparaître le corps. Et donc ça, c’est évidemment très parlant: plutôt qu'un choix d’érotisation du corps, elle choisit autre chose. Elle travaille autrement, c’est une des preuves qu’elle a pensé le corps autrement que les autres femmes de l’époque.»

    Ainsi, selon l'essayiste, il ne s'agit pas que de sexualité.

    «Elle choisit de créer une compagnie avec des femmes, elle ne travaille qu'avec des femmes... Ce sont des choix, c'est tout un engagement à l’époque. Un mode de vie lesbien, ce n'est pas juste coucher avec une femme. À une époque où les hommes sont partout, elle décentre les regards. Alors que les hommes jusque là se sont tous autoproclamés, une femme peut d’un coup décider qui est important.»

    Même réflexion du côté de FièrEs:

    Cela montre juste que Stéphanie Di Giusto n’a pas la moindre idée de la place que l’homosexualité de quelqu’un peut prendre dans sa vie, de ce que ça peut vouloir dire, d’à quel point ça change son rapport au monde. Troquer Gabrielle contre Louis, ce n’est pas que troquer des corps, intervertir des prénoms: ça change les relations qu’a eues Loïe Fuller au cours de sa vie, ça change sa façon d’être au monde, ça change les rapports de pouvoir au sein de ses relations amoureuses… Le film, dans cette mesure, ne peut pas du tout être le reflet de sa vie.

    Les membres de l'association ont informé BuzzFeed News qu'elles préparaient une tribune. «Quant au film, nous appelons au boycott: pour en savoir plus sur Loïe Fuller, référez-vous à des biographies qui rendent compte de toutes les dimensions de sa vie!»

    UPDATE

    Contactée par BuzzFeed News, l'attachée de presse de Soko nous a dit qu'elle ne souhaitait pas faire de commentaire.