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    Comment je me suis éloignée du mouvement body-positive

    J'ai vu le mouvement body-positive naître avec enthousiasme, avant d'en devenir beaucoup plus critique.

    Il m’est apparu, à peu près autour de mes 13-14 ans, que je devenais grosse. «Devenir grosse» n'était plus seulement une menace que pointaient mes proches en voyant les vergetures couvrir mon ventre mais s’inscrivait dans une réalité concrète. «Devenir grosse», c’était absorber peu à peu le message d’une société qui ne supporte pas de voir la graisse et les gros-ses autrement que comme des erreurs ambulantes qu’il faut réussir à remodeler en les humiliant. Ne plus supporter son propre reflet. Esquiver la balance chez le médecin et puis esquiver les visites médicales tout court. S'éviter. Essayer de se faire pardonner d’être la «copine ronde/grosse» en essayant d’être toujours gentille et joyeuse et de ne pas moufter.

    Vers la fin de la troisième, alors que j’avais séché le sport toute l’année pour éviter le supplice du maillot de bain à la natation, et venant à détester les centres commerciaux, je décidai de me réfugier sur le net. Les blogs de Gaëlle Prudencio, de Stephanie Zwicky (Big Beauty) venaient à peine de démarrer et j’ai été comme éblouie. Elles étaient grosses. Bien habillées. Avaient l'air heureuses. De clic en clic, je me suis peu à peu retrouvée dans des forums sur des sites peu connus du grand public comme Vive les rondes ou Ma grande taille, avec des femmes grosses qui venaient chercher la même chose: des images d’elles. Un reflet de leurs propres corps à travers une lueur positive. Tumblr et Instagram ont décuplé ces lieux de rencontre, avec d’autres gros-ses qui partageaient les mêmes angoisses, les mêmes colères, les mêmes expériences. Ce sont ces rencontres, à travers cette recherche d’images de femmes et d’hommes gros-ses, qui m’ont permis d’alléger quelque peu le poids du dégoût viscéral qu’a la société des corps gros, ce qu'on nomme la grossophobie et qui se manifeste parfois via les discriminations à l’embauche, parfois via la maltraitance médicale, et souvent au sein de l’entourage familial. C'est ainsi dans ces lieux que le mouvement body-positive est né.

    «Naïvement, je voyais ce mouvement comme radical.»

    Naïvement, je voyais ça comme un progrès. Enfin, un mouvement qui prônait l’amour de soi, et qui me rappelait les conversations qui régnaient dans mes forums de gros-ses. «Nous y avons toute notre place! Ce mouvement repose sur nos épaules!» Naïvement encore, je pensais ce mouvement subversif, car il interrogeait les normes de beauté en vigueur, des normes d’un corps mince, aux traits dits «européens» et à la peau blanche valide, avec une forme de corps particulier. Naïvement, je voyais ainsi ce mouvement comme radical, car s’aimer radicalement peut être une arme pour refuser ce carcan imposé à nos corps. Naïve, je l'étais.

    Plus je cliquais sur les hashtag #bodypositive, moins je voyais de corps qui me ressemblaient. Le jeu des réseaux sociaux faisait qu’au sein même de ce qu’on appelle la «sphère body-positive», les corps les plus valorisés via les likes étaient ceux qui déviaient le moins de la norme. Les têtes d’affiche du #bodypositive étaient celles qui étaient adoubées (par les hommes) et considérées comme «relativement sexy». Ashley Graham était validée comme «sexy» alors que Gabourey Sidibe était encore au stade de «la grosse qui s’assume» (et qu’on applaudit «parce que quel courage quand même, on aimerait pas être à sa place»). Certaines formes comme les seins et les fesses étaient valorisées parce que répondant à l’attrait du regard masculin. Par contre, impossible de gratter des likes sur une photo de gras du dos, de bide qui pendouille ou de cuisses qui se frottent!


    «Le mouvement body-positive, en devenant mainstream, s’est réaligné sur les critères de beauté construits notamment à l’attention des hommes.» 

    Le mouvement body-positive, en devenant mainstream, s’est réaligné sur les critères de beauté construits notamment à l’attention des hommes, et il a perdu toute substance subversive en effaçant de la carte celles qui l'ont vu naître dans ces forums, les femmes les plus grosses, qui étaient absentes des espaces médiatiques, et ainsi en invisibilisant leurs expériences de la grossophobie, couplée au sexisme et dans mon cas, au racisme. C'est pourquoi certains magazines n’ont absolument aucun problème à parler de «body-positive» sur une page et enchaîner avec le dernier régime à la mode.

    Pire encore, le mouvement body-positive qui repose uniquement sur l’affichage de «l’amour de soi» (mais c'est mieux quand la photo postée sur Instagram est populaire quand même), et qui n’interroge pas les normes sociétales de beauté, nous pousse à «l’injonction de nous aimer», sans nous donner les outils pour comprendre que la haine de soi inculquée notamment aux femmes est un moyen de contrôle de leurs corps. Après avoir été très attachée à ce mot, je l’abandonne car il n'est plus utilisé dans le but de questionner de manière efficace notre rapport au corps, et surtout aux corps gros, et notamment aux corps des femmes grosses.

    Assez déçue, j'ai ensuit découvert le fat-activism, qui est né aux États-Unis dès les années 1960, ou la fat-positivity. Le mouvement fat-positive se concentre en effet sur les problématiques qui m'ont d'abord plu dans le body-positive: une volonté collective de dénoncer la grossophobie dans la société, et d'affirmer que les personnes grosses ont le droit au respect, comme tout le monde. Dans ce mouvement, la question de l'amour de soi n'est plus une fin en soi mais devient un moteur pour une critique de structures oppressives plus générales. Des pages Instagram comme Respect My Rolls, créée par la blogueuse anglaise Stephanie Yeboah, permettent de montrer des personnes grosses que l'on ne voit pas, même dans le mouvement body-positive. Des groupes comme le Gras Politique, Allegro Fortissimo, des pages Twitter comme Fat People Inside permettent de recadrer le propos à un niveau collectif. Ces groupes m'ont aussi questionnée sur des problématiques plus larges, notamment la question de l'industrie des régimes dits miraculeux, qui engrangent des sommes énormes sur la vente d'un espoir quasi impossible et sur le mal-être des individus. Le fat-activism permet aussi de détacher la question de la santé des gros-ses (ou des suppositions qu'on en fait) de la question du droit à la dignité et au respect. L'état de santé d'un-e gros-se quel qu'il soit ne justifie aucun mépris, aucune condescendance, voire pire, aucune discrimination à l'embauche.

    Ainsi, la question ne se limite plus à un «amour de soi», mais à une exigence de respect pour tous les corps, car le respect ne devrait pas varier en fonction de l'indice de masse corporelle de quelqu'un.